4.9.10

Les sueurs de l'esprit

extraits de courriers & notes recueillis à l'occasion du projet Les grands moyens
par Pollux PROT, Bureau de l’Omniprésence, Toulouse

Lorsque Babeth Rambault s’est lancée dans l’organisation de l’exposition Les Grands Moyens, elle savait devoir être confrontée à des situations moins arithmétiques qu’une addition et à des réactions moins compréhensives qu’un prof de math.
Et lorsqu’elle a proposé au Bureau de l’Omniprésence d’écrire un texte sur son travail, j’étais fier de participer au noble travail des bonimenteurs. Mais plutôt que d’ajouter à l’art une couche de texte comme on rajouterait une couche de beurre sous le nutella à l’heure du goûter (plaisir très égocentrique, calorique et indigeste), je lui ai proposé un raccourci documentaire qui vous fera, je l’espère, l’effet d’un île flottante sur une mer de crème anglaise. De ces courriers reçus et glanés par l’artiste au cours de la préparation de son projet, j’en ai sélectionné quelques extraits : notes, rapports, apologies sincères ou critiques énervées… Il y a du lard et du cochon comme on dirait, mais pour vous et moi, ces courriers que je sors de l’anonymat affleurent autour de l’œuvre de Babeth comme autant d’œufs battus en neige. Ils sont les blancs qui surnagent, dont les rebords nappés du goût généreusement sucré de crème anglaise rappellent nos petites gesticulations émues autour des œuvres.
Certains disent que « le fait de boire une bière avec des amis est la plus haute forme d’art. »* Je fais partie de ceux qui considèrent que l’œuvre doit être le liquide amniotique d’une pensée foraine et voluptueusement bedonnante. Puissent l’art être un verre, l’œuvre la bière et ces courriers la mousse.

* Tom Marioni

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Société des belles lettres
Le 20 avril 2010

Chère Madame Ramlault,

La Société des Belles Lettres a le plaisir de donner une fin de non recevoir à votre demande de soutien financier au projet Les grands moyens.
Que dire ?
Notre réponse pourrait s’arrêter à ces mots. Mais j’aimerais être un peu plus explicite, tant ce refus n’atteindrait pas l’ongle de doigt de pied des blasphèmes dont votre dossier fait ostentation. Notamment ce texte « manifeste » de votre approche et disgracieusement culinaire, que vous intitulez sans vergogne « de l’art comme du yaourt ». Scandaleusement outrageant ! Vous y prétendez « faire œuvre sans moyens, sans pinceaux ni burins » : et pourquoi ne pas piétiner un Poussin ? Un peu plus loin, on y lit – je cite – que « les inventions culinaires antérieures à l’invention du réfrigérateur – le fromage le saucisson le jambon les conserves ou encore le vin, sont souvent bien meilleures que (je souligne) la conserve réfrigérée actuelle des musées » ! Vous prétextez ensuite que « l’absence de technique et d’outil force la créativité et l’excellence », que « l’art fait de rien fermente comme du yaourt et garde la fraîcheur des jeunes pousses d’endives qu’on déterre en hiver » ; et que « la beauté du geste tisse un réseau de références aussi complexe que les racines d’un champ d’asperges, crée des œuvres aussi goûtues que du roquefort », etc., etc.
Il va sans dire que, de rage, j’ai équeuté les pages de votre dossier comme des haricots verts. Je ne vous souhaite rien de mieux que de traverser le Styx dans un pot de yaourt ; et lorsque vous vous présenterez devant les saints censeurs de l’art sans frigo ni socle et nu comme Eve devant sa pomme, j’espère que votre châtiment sera à la hauteur des odeurs de pâté auxquelles se prêtent vos idées sur l’art.
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Le Clafoutis, restaurant gastronomique
Le 7 avril 2010

Madame Rambo,

Que vous n’ayez pas apprécié notre dessert éponyme est une chose, mais que vous ayez remplacé un abat jour du restaurant par une brochette d’aliments du plat de résistance en expliquant à vos voisins de table que « la vie serait plus appétissante si on pouvait lécher la table et l’assiette », est assimilable à une espèce de vandalisme que l’estomac de notre caisse enregistreuse ne peut souffrir. Vous avez prétendu incarner « la nouvelle vague du design hédoniste », vous incarnez pour nous une facture de 68,50 euros.
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Hôtel de la Gare
Le 25 mai 2010

Chère Madame Rublamt,

Votre passage ici a changé notre manière de voir les choses. Nous avons conservé votre « autoportrait » en mousse à raser dans la salle de bain de la chambre 22 (généralement réservée par les forces de l’ordre de passage dans notre établissement). En la regardant, les clients affirment se sentir « vieux mais gentils », et repartent heureux.
Quant aux cartons de rouleaux de papier toilette que vous aviez consciencieusement disposés sur le quadrillage des sanitaires de la chambre 24, un client de passage s’est émerveillé d’y voir une image de la quadrature du cercle.
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Rapport de Commission d’Appel d’Offre
Le 28 mars 2010
Objet : Lycée xxx, Castelnaudary - équipement du réfectoire en matériel de cuisine collective / Attribution des lots n°8 (matériel de cuisson) et n°11 (ustensiles divers) à l’entreprise R Brulault.

Rappels des critères de notation :
- prix unitaire des appareils / coût de fonctionnement des matériels : 50%
- prise en compte du contexte et des traditions locales : 30%
- cuisine verte et développement durable : 20%

Rapports de la CAO :
La CAO attribue les lots n°8 et n°11 du marché relatif à l’équipement du réfectoire en matériel de cuisine collective à l’entreprise R Brulault, considérant que cette dernière répond aux critères de prix et au souci des traditions locales – eu égard aux usages culinaires et à la surconsommation de saucisse en région – par une démarche de développement durable recyclant radiateurs et coins de portes préexistants.

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association Basquaise du Renouveau des Arts et de la Culture – la MAKhila
Le 12 mars 2010

Chère Madame Ramdault,

Que mon courrier soit le témoignage de mon admiration curieuse et expansive - témoignage qui, le saviez-vous, est cousin par l’étymologique du pommeau à « couille » de votre admirable canne (le latin « testis » signifiant à la fois témoin et testicule !) : la bien nommée CAN I COULD, selon son titre généreux, pléonasme si je puis dire, d’une espèce de volonté qui va à l’homme comme un collant à la femme. Car pour rebondir sur la belle formule d’une marque de sous vêtements des années 80, si le slip Athéna est « le dessous des hommes qui garde la forme », alors CAN I COULD est à la canne ce que le feu est à Prométhée. Et son pommeau est à l’homme ce qu’est à Cerbère sa triple tête : un membre noué et potentiellement puissant.
C’est donc avec un très grand plaisir que j’aimerais vous associer au renouveau de la culture basque. Au nom de l’association que je représente, nous voulons faire de CAN I COULD la nouvelle Makhila : Cette fameuse canne caractérisée par un pommeau capricieusement orné et une tige longue et droite est dans notre culture, le cadeau fait à l’adolescent pour témoigner du passage à la vie adulte. Son format n’a pas bougé depuis des lustres et CAN I COULD dessine à nos yeux l’image d’une virilité contemporaine : ce que serait la volonté de vouloir à l’espoir d’espérer. Aussi je vous propose de discuter de la cession des droits de reproduction industrielle de la Canne à couille, qui, nous l’espérons sincèrement, assurera votre postérité comme la nôtre.
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Mme Glu, psychologue à Toulouse
Notes de consultation, patiente b.r., le 15 juin 2010
RV motivé par la préparation de l’exposition et de la pièce « les grands moyens ».

b.r explique : Grands moyens = découpe du sol en lino et conception d’une forme conique à la manière d’un tipi. Volonté de faire avec les moyens du bord : en apparence geste simple ; travail en réalité important de découpe et d’infrastructure.
Parle de « rapports de contorsion », de « transformation du corps » : découpage-collage comme acte de retournement du sol en mur et de la ligne en courbe.
Parle du linoléum comme d’une nappe liée à un souvenir d’enfance de b.r : un feu chez un ami ; aurait tiré la nappe d’une table d’un seul coup pour éteindre le feu ; comme par magie les éléments disposés sur la nappe et la table n’avaient pas bougé d’un poil.
>la table/le feu ; nourrir/détruire
principe d’équivalence ? rapprochement entre des choses qui n’ont rien à voir
Heuristique de la table rase comme mode créatif
b.r. me parle par analogie : « Y’a un type il est producteur de moquette. Un jour, il fait un cauchemar. Il a vu le monde en moquette, une planète en moquette ! du coup il arrête. »
Cite C. Bobin : « dans le monde de l'esprit, c’est en faisant faillite qu’on fait fortune »
> perception déviante de la réalité. Des dissonances cognitives altèrent la compréhension normée des objets de la b.r., avec pour effet la création d’un niveau de réalité imaginée. b.r semble atteinte du syndrome dit de la chaussette de Lainé* par lequel les patients développent une perception retournée du quotidien.
En somme : dans Ω, l’objet X devient Y en ∑ par glissement cognitif ; soit X = Y. Dans ce mouvement, un effet dit ‘de retour de bâton’ affecte l’objet dans le monde Ω.
Par exemple, sucré = salé / retour de bâton : sacré salaud.
b.r s’oppose à mes remarques, je cite : « je m’en fous du psychologique ! je m’en fous du sociologique ! »

* cf. Charles de Lainé, psychologue belge, 1898-1972, L’homme qui prenait le monde pour une chaussette. Ed. Point de croix – 1954. Des travaux récents désignent aujourd’hui une zone du cortex à l’origine de ce trouble dont de Lainé attribuait l’origine aux « sueurs de l’esprit ».

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http://www.mairie-muret.fr/vie-culturelle-loisirs-et-rayonnement-de-la-ville/expositionsexpositions

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